Mercredi 25 avril 2007
Cap au nord
ÉCRIRE POUR TROMPER L'ATTENTE
Il est 4 h. Réveillé à 1 h du matin, je ne me suis pas rendormi. A plusieurs reprises je me suis relevé pour admirer le manège des trois grandes grues qui, simultanément, chargeaient le Flottbek. Elles ont maintenant redressé leurs longues flèches, ce qui semnle indiquer la fin du chargement. Si c'est vraiment le cas il s'agit d'une excellente nouvelle car cela signifie que les hublots vers l'avant vont rester dégagés, contrairement au pronostic de Reagan hier soir. Assis au bureau, j'aperçois juste quelques “ boîtes ”, tout là-bas à l'avant, au pied du petit mât.
Depuis une dizaine de minutes, tiré et poussé par deux remorqueurs, le MSC Corsica, immatriculé à Majuro – mais où diable peut se trouver ce port ? – a quitté le quai où il était amarré devant le Flottbek. Il s'éloigne tout doucement vers la passe de sortie. (Au moment où j'écrivais ces lignes, le 25 avril, j'ignorais tout des significations du sigle MSC – l'officielle et l'autre – et je ne savais pas que nous aurions l'occasion de rencontrer d'autres navires de la même compagnie.)
Il y a quelques instants, j'ai entendu une porte s'ouvrir dans le couloir et je me suis précipité. Michael quittait sa cabine et s'apprêtait à descendre à terre. Il m'a fait ses adieux. Je lui ai souhaité Good Luck.
Laurence est levé lui aussi. Le capitaine nous a invités, vient-il de me dire, à assister au départ de la passerelle. WAOOOOH !...
VERY EXCITING, ISN'T IT ?
7 h. Nous sommes en route.
Lui aussi aidé de deux remorqueurs, le Flottbek s'est détaché du quai à 4 h 45, a lentement traversé le bassin, a attendu que le MSC Corsica ait quitté l'écluse, s'y est engagé à son tour.
Vraiment, ça passe ?
(Photo de Laurence)
Oui, c'est vrai, s'il est entré sans chausse-pied il va bien pouvoir ressortir !
Il était 5 h 15 quand le remorqueur Trafalgar (ah ! oui, c'est vrai, nous sommes en Angleterre, à bord d'un bateau arborant l'Union Jack...) a commencé à faire pivoter notre étrave pour la diriger vers le centre de la Mersey, avant de regagner son nid. “ Allô, Geneviève ? Nous quittons Liverpool... ”
Pendant toutes ces manœuvres la passerelle est plongée dans la pénombre, éclairée seulement par la lueur des écrans et l'éclat fugitif d'une lampe électrique, de temps à autre. Aux couleurs anglaises lui aussi, le jour se lève quand nous passons l'écluse. En compagnie du pilote (la cinquantaine joviale et légèrement bedonnante), le capitaine coordonne les opérations. L'ambiance est détendue mais concentrée.
(Photo de Rona)
Avec Rona, Stefan et Laurence, je ne perds pas une miette de tout ce qui se passe (Lucy est restée dans sa cabine pour observer le départ).
Nous allons d'une extrémité de la salle à l'autre, en nous efforçant de rester discrets et de ne pas gêner.
(Photo de Stefan)
Nous prenons beaucoup de photos dont la plupart ne seront guère bonnes, mais qu'importe...
(Photo de Laurence)
Le large semble à portée d'étrave mais il nous faut 1 h 30 pour remonter le chenal qui mène hors de la Mersey et permet d'entrer vraiment en mer d'Irlande. Le capitaine a fait apporter au pilote, par Reagan, un solide breakfast. Il lui offre en outre, en guise de viatique, une bouteille de gin.
A 6 h 45, malgré son embonpoint, Mr Pickwick descend lestement l'échelle de corde déployée pour lui le long de la coque tribord et prend pied sur le canot rapide qui l'emporte aussitôt.
(Photo de Stefan)
Posté dans l'aile tribord de la passerelle, le capitaine n'a rien perdu de l'opération.
“ Allô ?... ” Dernier appel. La semaine prochaine à Montréal... Je redescends dans ma cabine.
(Photo de Rona)
Le nez collé à la fenêtre, j'essaie d'embrasser l'horizon en avant du mât...
EN ROUTE
Désormais le Flottbek taille sa route sans assistance. Ciel nuageux avec éclaircies. Un rayon de soleil de temps en temps. Mer plate. Pour l'instant je suis assez sensible aux vibrations mais j'imagine qu'assez rapidement je n'y ferai plus attention. Comme toujours à bord d'un bateau ou d'un avion, j'ai l'impression d'avoir tous les sens en éveil. Je me retrouve enfant, complètement...
Le soleil éclaire en ce moment l'avant du Flottbek, ce qui me permet de m'orienter. Je m'attendais à ce que nous prenions le premier virage à gauche pour contourner l'Irlande par le sud mais selon toute apparence nous allons dans la direction inverse et nous allons passer au nord.
Il reste un quart d'heure avant le petit-déjeuner. Je descends prendre l'air et regarder le sillage dans le soleil.
IL NEIGE SUR LE LAC MAJEUR
Eblouissant sillage, malgré le ciel nuageux... Je bée... Et soudain, allez savoir pourquoi, me jaillit à l'esprit et aux lèvres le refrain de Mort Shuman : “ Il neige sur le Lac Majeur... ” Je n'en connais que ce vers initial et cet autre : “ J'ai tout oublié du bonheur... ” Un coup d'œil derrière. Personne. Non, je ne peux pas étouffer ça. Il faut que ça sorte. Et ça sort, à pleins poumons, et ça s'en va dans les éclats d'émeraude du sillage, dans le grondement du moteur, rejoindre ces oiseaux qui déjà nous suivent et vont nous accompagner pendant toute la traversée. Ces deux vers ne vont jamais me quitter et ils me mettent encore les larmes aux yeux aujourd'hui 17 mai, au moment où je recopie mon journal de bord.
Sur bâbord, dans la brume, une plate-forme pétrolière. Pour mieux voir (mes jumelles ne me quitteront guère à chacune de mes sorties), je m'avance sur l'étroit passage entre le canot de sauvetage et le bord.
C'est un endroit où je reviendrai souvent. J'y passe les dernières minutes avant de gagner la salle à manger. “ Il neige sur... ” Mes variations feraient fuir n'importe quel mélomane. Et alors ?... Bon Dieu, que c'est bon !
(Photo de Laurence)
SALUT L'ECOSSE !
A 13 h, pour la première fois, je monte seul à la passerelle. Le capitaine nous a autorisés l'accès permanent, à la condition implicite, bien entendu, que nous ne causions aucune gêne. (Je passerai tout là-haut de très longues heures, le plus souvent silencieuses. Ce n'était pas vraiment prémédité mais je vais procéder tout au long de la traversée à trois relevés quotidiens de la position du bateau et de divers renseignements comme sa vitesse, la force du vent, le cap suivi. Cela me permettra, j'espère, à la fin de ce récit, de présenter une carte de la route suivie entre Liverpool et Montréal. Je n'ai pas réussi, en raison du décalage horaire, à effectuer mes relevés tous les jours à la même heure, mais je dispose au moins des références quotidiennes à midi en temps universel, U.T.C.)
Le troisième officier assure seul le quart. Il me reçoit très gentiment, me montre les insrtruments de navigation, les cartes, et répond aux quelques questions que je réussis à formuler. Passionnant. Je lui parle même de mon retour, lui demande s'il connaît le Canada Senator, si nous avons des chances de le croiser dans le Saint-Laurent, en fonction de la dernière position que j'en connais. D'après mon interlocuteur, mon prochain bateau devrait avoir quitté le Golfe du Saint-Laurent avant que nous y entrions. Pas de chance...
Au pont n° 7, je trouve Rona et les deux garçons en pleine séance d'un art martial dont je ne réussis pas à comprendre le nom.
Visiblement experte, Rona dirige les opérations. Ambiance de croisière sous le soleil. Les chaises longues ne sont pas dépliées mais ce serait possible. En m'efforçant de bien me caler, je prends quelques photos des athlètes.
Puis je vais prévenir Lucy que nous sommes en vue des côtes écossaises et elle vient nous rejoindre.
Nous voyons alors la terre de chaque côté du bateau.
L'entrée dans le Saint-Laurent sera-t-elle plus large encore ?
(Photo de Laurence)
DES RELATIONS SOURIANTES
L'ambiance entre nous cinq est très souriante et agréable. Je pressens déjà la grande liberté qui va prévaloir dans nos échanges : il semble évident que chacun(e) a plaisir à retrouver les autres mais peut à tout moment choisir de s'isoler. Mes quatre compagnons ont vite pris conscience de mes aptitudes très limitées à parler anglais, surtout dans une conversation à plusieurs voix. C'est pourquoi, à certains moments, les échanges se déroulent en français, que chacun(e) parle mieux que moi l'anglais. J'essaie quand même de ne pas trop profiter de la situation en m'efforçant chaque fois que je peux de mettre mon grain de sel dans l'idiome dominant (ach !).
LE VENT RENTRE
A 14 h 15 je rejoins ma cabine (où j'ai passé une bonne partie de la matinée grimpé sur mon bureau à regarder la mer) pour écrire mon journal de bord (le très beau journal offert par Renaud et Fabienne, et dont je noircis les pages avec le stylo offert aussi par eux). A ce moment-là je nous crois au nord de l'Irlande, face à une île écossaise proche à tribord. (En réécrivant ce récit aujourd'hui 17 mai, je crois plutôt que nous nous apprêtions à nous éloigner de l'île de Man, mais je ne suis sûr de rien.) J'ai vu à la passerelle, sur la route tracée à la table à cartes, mais sans faire attention aux noms de lieux, que le Flottbek est sur le point de changer de cap et de prendre la direction du grand large en appuyant vers le nord-ouest.
Nous venons de traverser un grain avec une palette incroyable de gris. Jusqu'à présent le vent semblait nous pousser, ce qui rendait la plage arrière, au pont n° 7, très agréable et pouvait expliquer une vitesse supérieure à 20 nœuds. Maintenant il semble venir de face et la mer s'est couverte de moutons. Le Flottbek tangue un peu, bien que la mer ne soit pas trop formée, mais cela reste supportable. C'est sans doute, comme les vibrations, une conséquence du chargement réduit.
Vers 15 h le vent a encore forci : aux crêtes blanches s'accrochent de longs filaments d'écume qui marbrent la surface de l'eau très verte. Vus de ma cabine, les creux ne semblent pas très prononcés mais, si nous étions à la voile, ça taperait sans doute assez fort. Etant donné l'état de la mer, il doit y avoir en ce moment un bon force 6. Bonne surprise : bien que nous prenions la mer trois-quart avant sur bâbord, le Flottbek pour l'instant ne roule pratiquement pas.
LA CROISIERE S'AMUSE... PLUS OU MOINS
Je passe allongé une partie de l'après-midi, à lire ou somnoler. Je commence à entrer dans le rythme de la vie à bord. J'ai lu qu'on y dort plus longtemps et plus souvent qu'en temps ordinaire. Cela semble se vérifier.
Une fois relevé, je passe un long moment, à l'aide de mon canif et de papier toilette, à enlever le plus possible de la graisse que j'ai copieusement étalée dans le dos de ma veste en polaire en début d'après-midi. Pour mieux photographier Rona, Stefan et Laurence, je me suis consciencieusement appuyé, sans m'en apercevoir, contre les gonds d'une grosses portes métalliques, bien enduits de graisse épaisse. Essuyer, racler, penché sur ma veste étalée, ce n'est pas vraiment l'activité la plus recommandée pour éloigner le vague malaise qui commence à me gagner. Par précaution, j'avale deux comprimés de Mercalme (la boîte m'a été offerte par des collègues de Saint-Gilles à mon départ, en juin dernier – merci, Hélène et Isabelle) et je me prépare à sortir prendre l'air quand se présente un homme d'équipage venu réparer ma chasse d'eau toujours défaillante.
Pendant un long moment il procède à un bricolage astucieux. Mais il ne manque pas de me signaler que tel petit levier, ici, à gauche, risque bien de se bloquer. (Heureusement qu'il me donne ces précisions car désormais, une fois sur deux je devrai me transformer en plombier pour utiliser la chasse. Pas grave.)
(La manette dorée a été rajoutée par l'intervenant. Elle est reliée par un fil doré à un gros écrou censé agir par son poids sur un tuyau de plastique en accordéon lui-même... etc., etc. Bref, tout devrait fonctionner, à moins que...)
Un petit tour à l'air libre, vite. Ça tombe bien car en ce moment nous sommes biens à la pointe de l'Irlande, qui apparaît toute proche sous le soleil.
Je retrouve mes amis pour le dîner (17 h 30 précises). Nous sommes tous les cinq plus ou moins barbouillés, surtout les trois jeunes, au teint plutôt cireux. Nous chipotons tous plus ou moins sur la nourriture, sauf Rona. Il faut dire que le recours systématique à l'huile, dans tous les plats du chef Amador, ne rend pas sa cuisine spécialement légère, même si elle est de très bonne qualité. Nous sommes donc d'autant plus sidérés de voir Rona demander du supplément et vider rapidement trois assiettes.
Sur la porte intérieure de la salle à manger, une affichette nous annonce que cette nuit nous devons pour la première fois retarder nos montres d'une heure. Une autre nous invite à une visite guidée de la salle des machines demain à 15 h 30.
GOOD BYE FAREWELL...
Un peu après le repas, je retrouve Stefan sur la plage arrière. Il a juste eu le temps de remonter à sa cabine et de s'alléger du repas qu'il venait péniblement d'avaler, en s'efforçant à manger car il avait lu qu'il vaut mieux ne pas affronter le mal de mer l'estomac vide. Maintenant, il va pouvoir comparer... Son teint est à peu près en harmonie avec son blouson kaki.
La pointe extrême de l'Irlande est en train de s'estomper. Que voyons-nous ? les ruines d'un château ou des rochers massifs ? L'endroit ne doit pas manquer de charme. Prochaine côte : Terre-Neuve, de l'autre côté de la grande mare.
Ce soir, un membre d'équipage fête ses 37 ans. Il est passé à la salle à manger nous offrir une bière que seule Lucy a acceptée. Pourtant, dixit le capitaine, les boissons gazeuses sont bonnes pour ce que nous avons. Je suis un peu sceptique et préfère me fier à mon intuition. Mercalme et dîner léger semblent avoir pour moi stabilisé la situation. Inch' Allah ! L'anniversaire est le prétexte à une “ party ” dans le salon de l'équipage à partir de 19 h 30. Rona et Laurence vont y aller. Pour moi, je me contente d'un passge à la passerelle, d'un bol d'air prolongé à l'arrière (“ Il neige sur le Lac Majeur... ”, le disque tourne toujours), et je regagne mes quartiers.
Le Flottbek tangue pas mal. De mon lit je filme les va-et-vient du soleil qui entre par le hublot avant et danse sur le mur opposé.
Contrairement à mes habitudes, je laisse ouverts les rideaux des deux fenêtres. Quelle importance si je me réveille très tôt ? Et puis cela me permet d'assister (mais cela je ne le sais pas encore) au seul coucher de soleil avant le Québec et le passage à Trois-Rivières.
LE COUP DE LA PANNE ?
Vers 21 h 30, je suis brusquement tiré de mon engourdissement. D'un seul coup le moteur vient de s'arrêter, bruits et vibrations se sont interrompus. L'effet est saisissant. Très vite les sensations se modifient : le navire arrête de taper et commence à faire le bouchon, malgré sa taille. Cet événement inattendu me sort du lit. Je pars aux nouvelles. La descente de l'escalier est une petite épreuve : il y a intérêt à bien tenir les deux rampes pour amortir les embardées latérales et verticales, impossibles à anticiper dans ce local aveugle. Le plus impressionnant est de se sentir décoller ou au contraire se tasser sur soi-même. Mais c'est quand même assez drôle, comme un manège de fête foraine.
Au salon, je retrouve Stefan, répandu sur une banquette. Il a décidé d'y passer la nuit (trois étages de différence, ça compte, pour le mouvement de balancier). D'après lui, qui me rapporte les propos de quelqu'un de l'équipage, l'arrêt est dû à un incident d'alimentation électrique mais ne devrait pas se prolonger. Je ne m'attarde pas. La remontée de l'escalier demande autant d'attention que la descente. En entrant dans ma cabine, j'ai la surprise de constater que les machines se sont remises en route. La musique de la party, qui remontait dans la cage d'escalier à partir du niveau 6, a dû m'empêcher de m'en rendre compte.
Un quart d'heure plus tard, nouvel arrêt, nouveaux balancements prononcés. Cette fois je ne me relève pas. Au bout de quelques minutes tout redémarre. Le chef-mécanicien aurait-il voulu nous faire le coup de la panne ?